Coprésident de la Fondation d’entreprise Alcen pour la Connaissance des Énergies
Quelques mois avant l’ouverture de la COP21, le 30 novembre 2015, la Direction de la Population de l’ONU publiait la révision 2015 de ses prévisions, pays par pays, jusqu’en 2100(1). L’ONU fournissait ainsi aux 195 délégations rejoignant Paris le cadre démographique dans lequel devaient s’inscrire les contributions énergétiques de chacun, avec l’objectif commun de contenir avant 2100 le réchauffement climatique en dessous de 2°C(2). Or, les prévisions de l’ONU, pourtant dans un scénario de modération des fécondités (« medium fertility variant »(3)), annonçaient d’ici 2100 :
- une explosion démographique en Afrique subsaharienne quadruplant sa population de 1 à 4 milliards ;
- une poussée considérable en Asie (+ 570 millions), en particulier en Inde(4) et au Pakistan ;
- des reculs en Chine (– 370 millions), au Japon (– 44 millions) et en Europe (– 90 millions) ;
- une légère croissance puis une stabilisation du reste du monde sauf aux États-Unis (+ 130 millions).
Selon le scénario de modération des fécondités de l'ONU, la population mondiale atteindra 11,2 milliards en 2100.
Globalement, la population mondiale, qui était de 4,45 milliards en 1980 et a cru régulièrement d’un milliard tous les douze ans (+ 80 millions/an), est en 2015 de 7,35 milliards d’habitants. Selon l’ONU, elle atteindra 9,7 milliards d’habitants en 2050 et 11,2 milliards en 2100.
Des gaz à effet de serre « vitaux » incompressibles…
Devant de tels chiffres, dans une période où l’humanité s’interroge sur les dommages irrémédiables que son extension commencerait à infliger à son environnement, il paraît judicieux de revenir à l’échelle de l’individu. A la survie de tout être humain est en effet associée une consommation minimale d’énergie journalière, ne serait-ce que pour le nourrir, le vêtir et l’abriter. Cette consommation entraîne des émissions d’une quantité réduite mais incompressible de gaz à fort effet de serre qui peuvent être qualifiés de « vitaux » (méthane, oxydes d’azote, CO2 végétal, etc.).
Ces émissions de GES « vitaux » (GESV) sont à distinguer du CO2 émis par la combustion (GESC(5)) des ressources fossiles (charbon, pétrole, gaz) utilisés massivement par l’humanité (80% du mix), pour assurer l’essentiel de son développement. Au contraire des GESV incompressibles, les GESC seraient réductibles dans de grandes proportions et même éliminables en leur substituant des énergies décarbonées (renouvelables « permanentes » ou intermittentes, nucléaire, hydrogène ?).
Les émissions (GESV) sont quantifiées en tonnes-équivalent CO2 (t éq. CO2) après pondération en fonction de la puissance de leur effet de serre par rapport au CO2. Sur des émissions annuelles globales, tous GES confondus(6), de 52 gigatonnes éq. CO2, 66% sont du CO2, 15% du méthane, 5% des oxydes d’azote et 14% des gaz fluorés récemment pris en compte(7).
Dans ce total, les émissions de GESV sont quantifiables comme l’agglomérat des parts « agricultural » dans les émissions de méthane (50%) et d’oxydes d’azote (70%) ajouté aux émissions « végétales » de CO2 (changement d’affectation des sols, déforestation). Elles s’élèvent au total à environ 9 gigatonnes éq. CO2 en 2011. En rapportant ces émissions à la population mondiale cette année-là (6,9 milliards), le ratio de GESV s’établit à environ 1,3 tonne éq. CO2 par habitant par an. Comme les émissions de GESV sont inhérentes à la présence humaine (et donc proportionnelles aux populations), le ratio annuel de 1,3 t éq. CO2 par habitant devrait rester stable durant les décennies à venir. Leurs émissions annuelles dans le monde pourraient ainsi passer de 9,6 Gt éq. CO2 en 2015, à 11,1 Gt éq. CO2 en 2030, 12,6 Gt éq. CO2 en 2050 et 14,6 Gt éq. CO2 en 2100, leur cumul dans l’atmosphère sur la période 2015-2100 dépassant 1 000 Gt éq. CO2.
Même si la moitié de ce cumul doit être absorbé par les océans et la biosphère ou décomposé dans l’atmosphère (méthane), ces seules émissions de GESV vont venir amputer substantiellement le crédit de 1 000 gigatonnes de CO2 qui reste à l’humanité pour maintenir le réchauffement climatique en dessous des 2°C d’ici à 2100(8).
Comment imaginer que l’ensemble de ces pays, les plus féconds… mais aussi les plus pauvres, puissent quadrupler leur densité actuelle ?
Or tout laisse penser que l’usage massif actuel des énergies fossiles par les économies mondiales (80% du mix) ne pourra faire place à une économie totalement « défossilisée » avant 2100 et à fortiori d’ici 2050(9). Le cumul des émissions de GESV et de GESC semble donc mener irrémédiablement à l’aggravation des réchauffements redoutés, faute d’avoir intégré à temps la maîtrise démographique dans la riposte climatique.
Face à de tels enjeux, il convient cependant de s’interroger sur les points suivants :
- les GESV retenus dans l’analyse qui précède sont-ils irrémédiablement liés aux nombres d’hommes vivant sur la planète ? Bien sûr, des propositions ont été faites, en particulier pour des alimentations réduites à du plancton et des insectes nourrissant des individus communicants et sédentarisés. Mais dans l’urgence climatique de 2100, rien de réaliste ne parait pouvoir affaiblir significativement le ratio de 1,3 Gt éq. CO2 / hab. / an entre GESV et démographie… ;
- les prévisions de l’ONU de croissance explosive des populations entre 2015 et 2100 sont-elles réalistes ? En particulier les densités humaines annoncées en Afrique subsaharienne sont-elles compatibles avec les ressources, l’environnement et la culture des populations concernées ? Comment imaginer que l’ensemble de ces pays, les plus féconds… mais aussi les plus pauvres, puissent quadrupler leur densité actuelle de 40 à plus de 160 habitants par km2 sans réagir, en s’exposant à encore plus de misère s’ils ne réussissent pas à nourrir et surtout à maîtriser leur natalité galopante(10) ?
Un autre risque démographique : la déforestation
À la menace environnementale que constituent les émissions de GES inhérentes à l’activité humaine s’ajoutent un autre risque démographique, la déforestation qui ronge des puits de carbone essentiels à l’équilibre atmosphérique. On estime à 1 000 Gt la quantité de carbone(11) stockée dans les 4 milliards d’hectares de forêts actuelles. Or en 2014, 18 millions d’hectares de forêts ont disparu (– 1,8%), recul essentiellement dû à la pression des besoins agricoles, les terres boisées étant la base de subsistance de plus d’un milliard d’humains mais aussi la principale source d’énergie et de construction pour 2,4 milliards d’entre eux. La déforestation est ainsi étroitement liée à une croissance démographique non maîtrisée.
Le recul de la forêt du Congo est actuellement évalué à 4 millions d’hectares par an.
En particulier, l’explosion entre 2015 et 2100 des populations subsahariennes prévue par l’ONU impacterait directement la seconde forêt du monde après l’Amazonienne, celle qui couvre le bassin du Congo sur 2 millions de km2 et constitue environ 20% du stock de carbone végétal mondial. Six pays(12) totalisant 112 millions d’habitants sur une superficie d’environ 4 100 km2 (densité de 27 habitants / km2) se partagent cette gigantesque forêt, le bois subvenant à environ 70% de leurs besoins énergétiques et leur agriculture étant majoritairement assurée par des défrichages suivis de cultures sur brûlis « itinérantes ». Actuellement, le recul de la forêt du Congo est évalué à 4 millions d’hectares par an et prend progressivement la forme de lotissement de zones boisées.
Si la population actuelle de 112 millions qui en vit suit les prévisions centrales de l’ONU, elle serait de 268 millions en 2050 puis de 511 millions en 2100. Au rythme actuel, l’énorme puit de carbone actuel disparaîtrait avec son extraordinaire biodiversité pour faire place à un habitat émietté de densité asiatique, de climat aujourd’hui imprévisible. Et qu’en serait-il au Nigéria si sa densité actuelle, déjà de 180 hab. / km2, passait aux 725 hab. / km2 annoncés en 2100, pour une population explosant de 182 à 752 millions d’habitants ?
COP21 : un accord « démographiquement » silencieux
Comment alors interpréter l’absence stricte du mot « démographie » dans le texte de l’accord signé à Paris à l’issue de la COP21 alors que c’est précisément par elle et pour elle que doit être apportée « une riposte efficace et progressive à la menace pressante des changements climatiques » ?
Les diplomates se sont bornés à introduire dans l’accord un rappel aux obligations sociétales à respecter dans la lutte climatique.
La réponse est qu’il fallait obtenir impérativement l’unanimité donc écarter tout sujet sensible pour les « pays Parties ». C’était le cas de la natalité qui, au-delà des clivages religieux, reste une question délicate pour la cinquantaine de pays les plus pauvres qui sont aussi sans exception les plus féconds. Ils n’acceptent pas de se voir contester une natalité faisant partie de leur culture au prétexte d’un changement climatique dont ils se sentent les victimes. Les diplomates se sont donc bornés à introduire dans l’accord, dès la première page, un rappel aux obligations sociétales à respecter dans la lutte climatique : « les droits de l’homme… et le droit au développement ainsi que l’égalité des sexes, l’autonomisation des femmes et l’équité entre générations. »
On ne peut mieux promouvoir sans le dire une démographie maîtrisée et en particulier condamner les mariages d’adolescentes encore massivement en usage dans les régions à haute fécondité. Notons aussi que l’accord de la COP21(13) engage fermement les pays détenteurs de grands espaces boisés « à la réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation des forêts et à leur gestion intégrale et durable ».
Au-delà de la diplomatie, il reste qu’il y a incompatibilité entre les prévisions d’évolutions des populations entre 2015 et 2100 de l’ONU et l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 2°C sur cette période. Au moins deux obstacles majeurs, qui sont d’ailleurs liés, s’y opposent : les émissions de GES inhérentes à une présence humaine en forte expansion et la déforestation, en particulier en Afrique subsaharienne.
C’est d’abord dans le remplacement prioritaire des énergies fossiles par des énergies décarbonées durables et accessibles à tous que va résider l’essentiel de la riposte climatique soutenue par la COP21. Cet objectif suppose déjà un effort d’investissement gigantesque, aux limites extrêmes des ressources économiques disponibles. Il restera de toute façon hors de portée s’il ne s’accompagne simultanément d’une gouvernance de la démographie mondiale qui réussisse à la contenir dans harmonie avec son environnement.
- World Population Prospects : The 2015 revision, United Nations
- Par rapport aux températures de l’ère préindustrielle.
- Définition de ce scénario page 5 du « World Population Prospects : The 2015 revision »
- Principalement des communautés musulmanes qui vont dépasser d’ici 2050 la population de l’Indonésie, actuel premier pays musulman au monde. Voir l’article de Mediapart « L’Inde, futur plus grand pays musulman au monde » du 6 avril 2015.
- Pour « Gaz à effet de serre de combustion ».
- Ces données sont issues de l’analyse exhaustive publiée en 2015 par la Banque Mondiale. Elles concernent les émissions de GES en 2010-2011.
- En février 2016.
- Selon le scénario « 450 ppm », RCP 2,6 du GIEC.
- Dans son scénario central, l’AIE estime notamment que le mix énergétique mondial en 2040 reposera encore à près de 75% sur les énergies fossiles
- « La bombe démographique en question », Yves Charbit, PUF, Janvier 2015.
- Équivalent à 3700 Gt éq. CO2.
- Cameroun, Congo, RC Africaine, RD Congo, Gabon, Guinée équatoriale.
- Accord de Paris annexe (article 5).