Sébastien Léger

La vision de…
Sébastien Léger

Directeur associé de McKinsey au bureau de Paris
Coresponsable européen du pôle de compétences Électricité et gaz naturel

Incertitudes réglementaires liées au champ d’application de l’accord de Paris, écheveau des crises géopolitiques au Moyen-Orient, mutations socio-économiques, ruptures technologiques, incertitudes quant aux intentions des grands pays consommateurs : Chine, Inde et États-Unis… Au vu de la volatilité croissante de tous ces sous-jacents du marché de l’énergie, jamais l’exercice d’anticipation n’aura paru plus périlleux qu’aujourd’hui, a fortiori si on lui fixe un horizon aussi lointain que 2050. Jadis réputée pour être une industrie de long terme, l’énergie est maintenant soumise à des chocs fréquents. Sans se risquer donc à une prospective bien incertaine, au moins pouvons-nous tenir pour hautement probables cinq traits structurants du paysage de l’énergie d’ici 30 ans.

Une énergie plus électrique. Nos modélisations laissent présager une croissance moyenne de la demande mondiale d’énergie de 1 % par an jusqu’en 2050, contre plus de 2 % par an sur les 15 dernières années. Ce tassement devrait toutefois s’accompagner d’une hausse de la part de l’électricité dans le mix énergétique mondial qui pourrait atteindre près de 25 % (contre 18 % actuellement) et croître ainsi deux fois plus vite que les autres énergies. Trois facteurs majeurs en seraient la cause et en premier lieu la tertiarisation de l’économie globale, les services étant par nature moins consommateurs d’énergies primaires que les activités agricoles et industrielles. Le deuxième facteur tient aux évolutions dans les modes de transport : d’ici à 2030, jusqu’à 40 % des véhicules neufs pourraient être électriques, tandis que la consommation en hydrocarbures des moteurs à explosion pourrait être réduite de 40 %. Du côté des usages, le renforcement des transports publics urbains se doublera de l’essor de l’économie de partage digitalisée, réduisant d’autant les déplacements individuels. Le troisième facteur enfin relève de la lutte contre le changement climatique : l’électricité constitue le moyen le plus efficace d’intégrer les renouvelables au mix global.

Une énergie plus « propre ». D’ici à 2050, plus de 70 % des capacités électriques installées supplémentaires pourraient provenir de l’éolien et du solaire. La production d’électricité renouvelable hors hydraulique représenterait alors près d’un tiers de la production totale d’électricité contre 6 % aujourd’hui, soit un rythme de croissance quatre à cinq fois supérieur à toutes les autres sources d’énergie. L’Asie, à elle seule, pourrait construire près de 1600 centrales électriques consacrées aux renouvelables, soit presque autant que le reste du monde.

Une énergie plus décentralisée. Grâce aux progrès technologiques, on pourrait assister au déploiement massif d’une production décentralisée générée par des panneaux solaires à bas coût déployés à large échelle (notamment sur les toits, les infrastructures routières ou même jusqu’aux vêtements). D’autres technologies pourraient émerger : par exemple, un nucléaire « léger » de nouvelle génération, avec de petites centrales modulaires. Ces phénomènes se combineraient à un stockage dont l’accessibilité se démocratise sous le double effet d’un coût toujours plus faible – estimé à 220 $/kWh en 2020 et à moins de 160 $/kWh en 2025 – et de capacités de stockage toujours plus grandes– supérieures à 1 000 GW dès 2035. Se posera alors la question de la gestion post-exploitation d’un grand nombre d’actifs du parc énergétique devenus caducs et dont il conviendra d’absorber les frais de démantèlement ou de reconversion.

Des frontières sectorielles recomposées, avec une bataille de la valeur qui impliquera des protagonistes bien plus nombreux et diversifiés. Nous observons déjà l’irruption dans le paysage énergétique d’acteurs issus d’autres secteurs : des géants du BTP tels que Bouygues, dont la filiale Colas avec sa « route solaire » équipée de panneaux photovoltaïques, ou encore de groupes issus de l’automobile tels que Tesla qui investit dans le stockage à travers sa Gigafactory du Nevada ou même dans la production, via sa filiale SolarCity développant des panneaux et des tuiles photovoltaïques.

Une remise en cause du modèle de création de valeur, par l’émergence d’une ou deux ruptures technologiques. On pourrait ainsi assister à l’arrivée à maturité et à viabilité économique de techniques de production « traditionnelle » (maîtrise de la fusion nucléaire, économie de l’hydrogène, extraction propre des hydrocarbures non conventionnels), mais aussi à l’émergence d’innovation radicales, par exemple issues de la révolution de l’organique (par l’exploitation de la photosynthèse des algues ou de la bioénergie du plancton). Face à de telles ruptures, si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, on pourrait envisager que le coût de production de l’énergie – externalités négatives comprises – devienne marginal ou négligeable. Dans cette hypothèse d’une énergie quasi gratuite, on peut imaginer des scénarios aussi disruptifs que ceux ayant affecté l’industrie du disque ou plus récemment les télécoms, avec la nécessité d’inventer de nouveaux modèles de rémunération. A l’avenir, la valeur ajoutée pourrait ne plus résider dans la capacité à produire de l’énergie, mais seulement à la distribuer en quantité et à la demande. Les modèles de pricing pourraient alors évoluer d’une tarification de la consommation vers une facturation de l’accès à la puissance, soit l’achat du MW plutôt que du MWh par le consommateur final.

Qui saura alors capter la pleine valeur de ce marché recomposé ? L’ensemble de ces tendances plaide pour un retour au premier plan de la discipline stratégique chez les acteurs de l’énergie, appuyée sur des fondements profondément renouvelés. L’approche probabiliste, par scénarios, qui a longtemps prévalu pour fixer les grandes orientations et maîtriser les risques sera de moins en moins opérante et il leur faudra adopter un mode flexible de pilotage de l’activité. Mettre en place une gestion dynamique du portefeuille stratégique et disposer d’une capacité à réallouer très rapidement, et avec une très forte orientation vers le client, les ressources, les investissements, les actifs et le capital humain, pourraient s’avérer les sources majeures d’avantage compétitif. A cette aune, l’agilité deviendrait en quelque sorte le fondement du « droit d’opérer » sur le marché énergétique de demain.   

parue le
20 février 2017